Les 20-30 ans, les grands oubliés des séries françaises

Cet article a été rédigé par Delphine Rivet qui est journaliste séries pour plusieurs médias dont Konbini ou Têtu et également présidente de l’ACS (Association française des critiques de séries). En élaborant notre Appel à projets de séries Jeunes Adultes nous avions le sentiment qu’elles étaient sous-représentées dans le paysages audiovisuel. Nous avons souhaité vérifier ce sentiment auprès d’un.e journaliste. Dans cet article, Delphine nous partage son analyse.

Faites un test : tapez “séries jeunes adultes” dans la barre de votre moteur de recherche. Il y a fort à parier que les résultats vous proposent toutes sortes d’articles classant les meilleurs “teen shows” de tous les temps, ou “5 séries à regarder avec votre ado”, ou encore “10 fictions pour ados et jeunes adultes”. Et, dans bien des cas, les histoires se déroulent au lycée. Pourtant, les 20-30 ans ont quitté le bahut et d’autres enjeux se posent devant eux : faire des études, trouver des petits boulots, angoisser pour leur future carrière professionnelle, envisager de quitter le nid familial, goûter pour la première fois à l’indépendance, rêver de changer le monde, s’engager, se trouver… Des préoccupations universelles mais qui portent en elles le potentiel d’une dramaturgie sans limite dont les séries s’inspirent. Enfin, pas toutes les séries… Car si les États-Unis et, dans une moindre mesure, la Grande Bretagne, ont marqué l’histoire de la télé avec des fictions taillées pour cette tranche d’âge, la France paraît bien frileuse quand il s’agit de proposer des récits qui les concernent.

Friends

Ce gap qui existe entre l’adolescence et l’âge adulte, c’est une phase de transition dans laquelle nombre de séries américaines se sont engouffrées et ce, dès les années 90 : Friends, Shameless, How I met your mother, Dear White People, The Big Bang Theory, Girls, Scrubs, Underemployed (MTV), Good Trouble, The Bold Type, Insecure, Emily in Paris, Broad City, Betty… autant d’approches et de genres différents qui mettent à l’honneur des “twenty something”. Certaines séries destinées aux ados ont même fait grandir leurs personnages en même temps que leurs spectateur·rice·s comme Dawson, Felicity, Buffy, Veronica Mars, des œuvres cultes de la fin des années 90 et du début des années 2000.

Veronica Mars

Le passage à l’âge adulte se fait aujourd’hui bien plus tardivement que pour les générations qui ont précédé. Ce qui a été appelé le “phénomène Tanguy”, du nom du film d’Étienne Chatillez, et un temps considéré comme une curiosité, voire une inquiétante tendance, s’est finalement installé de façon pérenne.
“L’adulting”, c’est franchir des étapes sociales introduisant aux rôles adultes, ce que les sociologues appellent la socialisation. C’est une période de mutation psychologique où des angoisses existentielles se heurtent à la réalité brute, tout en se mêlant à l’excitation de goûter à de nouvelles libertés. La jeunesse fait peur, intrigue, et est souvent l’objet de fantasmes de la part des élites médiatiques et politiques. Les adultes, déconnectés des réalités de leurs enfants, ont bien du mal à les comprendre. Les jeunes seraient fainéants, mal dans leur peau, des délinquants en puissance, des drogués, accros aux écrans et aux réseaux sociaux, et en perpétuelle recherche de validation de leurs semblables. Le fait est qu’il y a bien un fossé générationnel, et ce dernier est d’autant plus flagrant dans certaines séries où des adultes font parler des jeunes.

Ce qui a sans doute le plus changé dans l’écriture des fictions pour vingtenaires, c’est la sincérité de la démarche devant comme derrière la caméra. En 1990, lorsque Beverly Hills 90210 débarquait sur nos écrans, elle montrait le monde de lycéens et lycéennes, qui partiront plus tard à la fac, joués par des trentenaires, écrits du point de vue d’un trentenaire, Darren Star, et produite par un quasi septuagénaire à l’époque, Aaron Spelling. Les fantasmes qu’ont pu projeter ces deux hommes sur la jeunesse d’alors fleurait bon le conservatisme : la drogue c’est mal et la virginité (pour les filles) est une vertu, pour résumer grossièrement. Depuis, heureusement, les mentalités ont changé et, pour le dire crûment, on s’est rendu compte que prendre les ados et jeunes adultes pour des cons était contre-productif. Ils ont soif de récits complexes, de dialogues bien ficelés, et de personnages finement écrits. Celui ou celle qui prend la plume pour créer des univers a un pouvoir immense, mais aussi la responsabilité de nous inviter à y rester.

Beverly Hills

Pour que l’identification fonctionne, il faut que les personnages et les situations soient un minimum réalistes et donc, s’éloigner des clichés. Ceci étant dit, toutes les séries ayant pour protagonistes des jeunes de 20 à 30 ans ne s’adressent pas nécessairement à eux et les grandes chaînes américaines, à l’exception de la CW qui cible principalement cette tranche d’âge, penchent davantage vers des productions grand public. En revanche, sur HBO, Insecure, qui reflète l’expérience, en tant que jeune femme noire de la classe moyenne, de son autrice Issa Ray, pose un regard intime sur des personnages qui sont rarement les héros ou héroïnes. Sa vision ne se veut pas universelle, elle s’adresse avant tout à un public non-blanc qui traverse des choses similaires.

Insecure

Autre exemple de série qui a su capter son public en parlant le même langage : Skins. Le drama britannique, qu’on ne présente plus, a fait jurisprudence dans l’industrie. Les jeunes du Royaume-Uni ont immédiatement été conquis, puis le reste du monde a suivi. On parlait alors, au tournant des années 2010, de “phénomène Skins” (là encore, on aime bien réduire l’expérience des jeunes à des phénomènes de mode), et des parents inquiets découvraient avec horreur les fameuses “Skins party”. Mais l’histoire devrait plutôt retenir le fait que cette petite série était faite pour et surtout par des jeunes. Bryan Elsley a co-créé la série avec son fils, Jamie Brittain, et la moyenne d’âge en salle d’écriture était de 21 ans. Du jamais vu ! Les acteurs et les actrices étaient invitées à participer au scénario, à suggérer des dialogues et à s’assurer de la véracité de certaines scènes. Le réalisme n’était donc pas nécessairement dans les abus divers et variés des lycéens qui étaient représentés à l’écran (la série a clairement poussé le curseur assez loin pour un effet plus dramatique), mais dans tous les détails qui constituaient le scénario, du langage jusqu’aux attitudes. Et le public ne s’y est pas trompé. Le portrait de cette jeunesse était à la fois flatteur et ravageur et aujourd’hui encore, on se souvient de Skins.

Skins

C’est aujourd’hui surtout sur les chaînes câblées, comme HBO, et davantage encore sur les plateformes de streaming tels Netflix ou Prime Video, que l’on trouvera davantage de séries spécifiquement destinées aux 20-30 ans. Les services SVOD ont même fait de cette offre ciblée l’une de leur clé de voûte : à chacun et chacune sa série ! Leur arrivée sur nos écrans au milieu des années 2010 a marqué un tournant pour l’industrie, et pas seulement en termes de quantité de contenus proposés. Les jeunes ont amorcé un exode de la télé hertzienne et ses rendez-vous imposés à une heure donnée, vers les plateformes où ils sont maîtres de leurs choix. Désormais, ils ne regardent ainsi que ce qu’ils souhaitent, où ils veulent (ils sont particulièrement mobiles avec leurs écrans), autant qu’ils le désirent (le binge watching s’est rapidement imposé comme pratique de visionnage), à l’horaire qu’ils veulent, et au rythme qui leur convient. La viralité et le bouche à oreille fonctionnent à plein régime pour compenser cet excès de choix dans lequel il est facile de se noyer.

Ce qu’a démontré la Peak TV, avec son abondance de contenus où chacun et chacune trouve son compte, c’est que l’universalité du propos et les séries qui s’adressent à tout le monde est un concept obsolète. L’idée reste pourtant très ancrée en France, où les fictions sortent rarement des sentiers battus et continuent de convoiter le temps de cerveau disponible de “la responsable des achats”, selon l’expression consacrée, une catégorie dont les contours restent flous même pour les publicitaires. Les 20-30 ans sont pourtant de gros consommateurs, mais ils désertent de plus en plus les chaînes traditionnelles, faute de programmes qui leur ressemblent, pour privilégier la formule clé en main des plateformes. Là-bas, ils y découvrent les séries du moment, celles dont parle tout leur entourage ou les personnalités qu’ils suivent sur les réseaux. Ce qu’ils n’y trouvent pas en revanche, c’est une offre française conçue pour eux. Nos fictions nationales peinent en effet à créer des séries pour un public spécifique, toujours enlisées dans cette idée que viser une certaine catégorie de la population, c’est s’aliéner le reste.

Pourtant, la relève est là et les choses avancent dans le bon sens, même si les séries mettant en scène de jeunes adultes se comptent sur les doigts d’une main : Derby Girls, Irresponsable, Les Engagés, Ici tout commence… On voit heureusement arriver de plus en plus de jeunes scénaristes, biberonnés aux productions anglo-saxonnes, prêts à imaginer des séries différentes, qui seront peut-être distribuées hors de nos frontières, tout en conservant leurs spécificités françaises. Le CEEA, ou encore le Master Cinéma et audiovisuel de l’université de Nanterre forment à l’écriture de scénario, et La Femis, historiquement une école de cinéma, a ouvert un cursus de création et d’écriture des séries télé en 2013. Ovni(s), HP, ou encore Jeune & Golri, sont toutes des œuvres réalisées par d’anciens élèves. Cette dernière, créée par Agnès Hurstel, Victor Saint Macary, Léa Domenach et réalisée par Fanny Sidney, met en scène une comédienne de stand-up âgée de 25 ans qui utilise dans ses sketches sa relation toute fraîche avec son amoureux à la quarantaine bien tassée et sa cohabitation, forcée, avec sa belle-fille. Elle a remporté deux prix au festival Séries Mania qui s’est tenu du 26 août au 2 septembre derniers : meilleure série et meilleure musique de la compétition française. Une validation qui démontre à quel point la presse spécialisée et le public sont avides d’histoires générationnelles de ce type, sincères, loin des caricatures, et ancrées dans leur époque. Il n’y a plus qu’à espérer que d’autres reprennent le flambeau, car l’appétit pour ce genre de séries n’a jamais été aussi grand.

Jeune et Golri